Le nez du vin
« Le goût du vin, voilà bien une locution qui parle d’elle-même. Avec évidence, sans mystère ni faux semblant. Fruité, épicé, opulent ou minéral, velouté, avec des arômes primaires ou tertiaires, d’agrumes ou de fleurs blanches, la palette est vaste. On salive, on rêve, on convoque ses souvenirs, ses expériences, ses rencontres, son éducation, et on comprend de quoi il retourne. Mais plus on comprend, plus le sens précis semble se dérober. Le goût du vin, est-ce le goût intrinsèque au vin – le goût qu’il a, en lui-même, ou bien est-ce le goût qu’on en a, celui qu’il suscite ? Est-ce son goût – indépendamment de celui qui le boit, ou bien est-ce aussi l’attirance, l’engouement, la passion qu’il fait naître ?
Les deux approches sont liées, l’une ne va pas sans l’autre. Le travail d’élaboration, d’analyse et de contrôle, les classements ou évaluations des dégustateurs, les critères de typicité ou conformité des organismes de tutelle (Institut national de l’origine et de la qualité, Organisation internationale de la vigne et du vin) renvoient tous au vin même, à son goût propre. L’enjeu est la sensation qu’il crée sur les organes de celui qui le boit. C’est le goût physiologique, celui dont le vinificateur est la source. On parle alors d’approche organoleptique, au sens où l’on s’attache à la sensation que le vin provoque sur les organes du corps.
Le nez
Le goût est une histoire de nez, ce drôle d’organe de trois lettres et deux trous de part et d’autre. Son rôle est fondamental. Quand le dégustateur – étymologiquement, celui qui recherche le goût, hume les arômes au dessus du verre, ce n’est pas une gestuelle théâtrale. C’est l’olfaction directe, celle par laquelle les molécules aromatiques vont se combiner à l’oxygène de l’air pour s’exprimer. Et le nez du dégustateur les recueille. La poésie chantante des arômes, au-delà de la rhétorique séduisante, traduit ces arômes nés de la fermentation alcoolique, puis de l’élevage et, enfin, du vieillissement. Le nez du vin n’est pas un argument marketing, il est l’approche sensorielle réelle. Les cépages, devenus vins – après la fermentation, développent des arômes liés à leur variété. Les molécules à l’œuvre dans la perception olfactive du vin sont classées en sixgrandes familles : les alcools simples (arômes de fruits), les alcools terpéniques (fruits frais et fleurs), les aldéhydes (notes citronnées et caramélisées), les cétones (notamment arômes de rose et de framboise), les lactones (pêche, fruits exotiques) et les esters (très importants, notamment pour les fruits rouges).
En d’autres termes, le chardonnay, qu’il provienne de sa Bourgogne, de l’Yonne avec les somptueux chablis, du Vaucluse, de l’Oregon, sur la côte ouest des États-Unis, ou bien encore de Nouvelle-Zélande ou d’Australie, révèle ses arômes variétaux, noisette, beurre, amande, chèvrefeuille. Avec des nuances et des différences, mais le nez retrouvera toujours ces grandes familles d’arômes constitutifs du chardonnay. Exactement comme la rose Queen Elizabeth exhalera les mêmes familles de parfums, qu’elle soit plantée au Royaume-Uni ou en Provence. Après, c’est la terre et le climat qui parlent et portent le végétal là où il s’épanouit le mieux. Le tout guidé par la main déterminante du vigneron. C’est l’homme qui combine les éléments, qui signe l’alchimie de la rencontre de la vigne, du sol et du climat. Le vrai vigneron est toujours une signature, il est l’auteur d’une combinaison unique. En un sens, il est l’origine du goût du vin. Et ce goût du vin doit énormément au nez. C’est le premier organe, chronologiquement, qui intervient dans l’élaboration du goût. Et peut-être même le premier en hiérarchie. Le nez ne se satisfait pas de l’olfaction directe, humer son verre, qui est une phase préparatoire. La grande cérémonie du goût, le cœur de la fête gustative, c’est encore et toujours le nez, mais par la bouche. C’est la rétro-olfaction. Élégamment et ensemble, nez et bouche vont rendre possible le goût. Mais c’est le nez qui reste le patron et la bouche l’auxiliaire. »
Benoît Chavanne, publié en avril 2016 dans En Magnum, Le vin plus grand, Bettane+Desseauve